D’octobre 88 au moment présent, la
société n’a pas connu de répit. Derrière le chaos sensible dans lequel s’est
installée l’Algérie y a un ordre insensible, pour reprendre la formule de Paul
Virilio. Cet ordre c’est celui du despotisme néolibéral. La dérégulation
n’est-ce pas son crédo ? Il n’intervient que pour laisser passer et laisser
faire les spéculateurs, les corrompus et les fraudeurs. Et n’est-ce pas Ouyahia
qui a appliqué la potion amère, sous
couvert du FMI pour crédibiliser des mesures contestées ? Notre docteur
Mengele national, a fait preuve d’un bel acharnement thérapeutique en direction
aussi bien des travailleurs que des cadres du secteur public, dont l’une,
madame Laouar mourût en prison avant d’être innocentée, tandis que les employés
des galeries algériennes étaient poussés au suicide, après avoir été laissés
sans salaires. Pourtant ce même Ouyahia, toujours avec le même aplomb que lui
donnent quelques décideurs de l’ombre, n’hésite plus à agiter le drapeau du
patriotisme économique et à fustiger le libéralisme de la mamelle. Mais cette
mamelle c’est bien le pouvoir qui s’y est agrippé si fermement ! Tout en
abandonnant, dès 88, les idéaux de justice, d’égalité et de dignité
qu’incarnait, jusque là, l’idée de socialisme banni de la Constitution depuis
lors. Parce qu’il ne faut pas faire de l’idéologie dans une Constitution, même
si on garde l’article 2 qui proclame l’islam religion d’Etat et que Tamazight
est acceptée comme langue nationale, elle aussi, mais pas comme langue
officielle. Mais n’allez pas y voir de l’idéologie ! Ne parlez pas
d’arabo-islamisme conservateur, ça serait offensant pour nos dirigeants
éclairés. Non, depuis octobre 88, ils ont renoncé à nous imposer quoi que ce
soit. Même l’armée s’est retirée du comité central du FLN. D’ailleurs il ne
s’appelle plus comme ça. Quand je dis il je veux dire le comité pas le FLN.
Parce que le FLN est toujours là. Depuis octobre 88 on est passé du système du parti unique à celui de système à parti
hégémonique, ou plutôt à celui de l’Alliance présidentielle qui signe
l’incapacité de ce système à rompre avec le concept de parti/Etat. Voilà un
domaine où il n’aura pas réussi à combattre l’inflation. Il ne nous inflige
plus un parti/Etat mais trois ! Leur opposition aux maigres avancées dans
les projets de loi électorale ou sur les partis est significative de leur
obsolescence. Mais peut
être Bouteflika compte-t-il sur leurs pressions islamo-conservatrices pour
ramener les démocrates à accepter sa démarche, avant de passer non plus à une
Alliance mais un parti présidentiel ? Après tout ne se montre-t-il pas
encourageant envers ces forces qui au final seront prêtes à s’accommoder de ses
réformes tant qu’elles restent associées au pouvoir ? Au point où même
Ouyahia n’hésite pas à se transformer en imam et à donner des leçons de morale
aux consommateurs d’alcool. La morale, oui, Ouyahia qui donne des leçons de
morale. On ne doit plus être loin de l’Apocalypse.
Pas
plus que Chadli en octobre 88, qui, lui aussi, avait commencé une nouvelle ère
par une amnistie, Bouteflika n’a pris la mesure des aspirations. Il ne sera pas
notre Mandela, même pas notre De Klerk. C’est râpé pour le prix Nobel. Comme
pour Chadli d’ailleurs. La jeunesse que l’un appelait à la révolte et dont
l’autre appelait à entendre la révolte dans une kermesse d’élus locaux, reste
toujours la grande oubliée des réformes. On lui consacrera encore quelques
milliards avec l’Ansej, mais a-t-on fait le bilan des politiques menées depuis
les premières coopératives de jeunes post-octobre 88 ? Elles ont surtout
permis d’enrichir quelques importateurs de fours à pizza et de bus, ainsi que
les banques qui auront épongé l’épargne nationale, pour finir avec d’encombrantes
surliquidités. Le résultat c’est que les jeunes chômeurs, pas très satisfaits
du bilan globalement positif que décline régulièrement le pouvoir, à l’image du
bulletin de santé de Bouteflika, reçoivent, à défaut d’un emploi, des coups de
matraque. Pour ne pas faire de jaloux, ils subissent le même sort que les
jeunes venus rendre hommage aux victimes du 5 octobre 88 au Square Port-Saïd,
la Place des Martyrs ayant fait l’objet d’une mesure de bouclage permanent,
sous prétexte de travaux. Alors que la police les emmenait au commissariat et
les traitait comme des délinquants, les trafiquants de devises poursuivaient
leur petit commerce. Business as usual. Peut être que, tout au plus, les cours ont légèrement frémis. Un peu comme
à Wall street on épargne les délinquants en cols blancs pour embarquer les
indignés. Mais comme les banques ont trop d’argent, la tripartite se terminait,
ce jour là, avec l’effacement de la dette des entreprises privées. Tandis que
Reda Hamiani, qui n’apparaît pas comme le patron le plus moderne, pouvait
exprimer sa crainte de voir, dans le futur, la surenchère trotskyste et la
lutte des classes accompagner la participation des syndicats autonomes à des
travaux qu’Ouyahia aura, cette fois encore, dirigés d’une main de maître en
compagnie de l’indispensable Sidi Saïd. Comme en octobre 88 le pouvoir refusait
d’écouter les travailleurs de la zone industrielle
de Rouiba, le pouvoir d’aujourd’hui a, encore, exclu d’entendre les syndicats
autonomes. Autres temps, autres réalités, hier il s’agissait encore de ceux du
secteur productif, aujourd’hui il s’agit essentiellement de travailleurs de la
fonction publique qui crient leur colère. Mais, cette quasi-disparition du
secteur industriel, le
Président du Forum des Chefs d’Entreprises ne se l’explique que par la
bureaucratie. Cette même satanée bureaucratie qui - déplore-t-il - fait que les
devises s’échangent au Square Port-Saïd. Après tout n’est-il pas dans son rôle
de regretter que la cotation de la monnaie nationale ne dépende pas uniquement
du marché ? Il ne veut plus du dinar algérien comme d’une monnaie
administrée, vestige d’une époque révolue. Comme il ne veut plus de subventions
pour les produits de première nécessité. On n’est pas allé assez loin, assez
vite. Il aurait peut être préféré confier l’épargne obtenue au prix de tant de douleurs
à Madoff et pas seulement aux bons soins du trésor américain, pourtant
déjà plus si fiable?
Du chahut de gamin, comme disait un
ministre en place en octobre 88, aux 100 000 morts qui ont suivi et à l’émeute
permanente qui s’épanouie sous le ciel de la Concorde civile, beaucoup n’ont
toujours pas pris la mesure du fiasco national et saisi la nature des exigences
de changement radical. La déchéance que
dénonce la société marque la fin du
déclin du système. Elle est le symbole
de l’échec total et définitif du système. Elle ne pose pas qu’un problème de pouvoir, assimilable
à un essaim de sauterelles qui se serait abattu sur un champ, elle pose un
problème de valeurs. Elle met en évidence le caractère de la crise, crise de la
nature de l’Etat, des valeurs qui le légitiment et le constituent, des forces
qui en composent le socle. Malheureusement l’incapacité du pouvoir à prendre la
mesure des défis se lit dans sa manière de mettre l’accent sur les moyens du
changement plus que sur les fins. A–t-il des souffleurs de texte égyptiens ou
tunisiens ? S’appellent-ils Tantaoui, Caïd Essebsi ?
Maîtres en louvoiement et en temporisation. En tous cas la volonté de contrôle
absolu du processus du changement est l’illustration des conceptions du pouvoir.
Elles s’expriment dans son formalisme institutionnel, dans sa marche forcée
vers les échéances électorales dont il est incapable de faire en sorte qu’elles
mobilisent la société. Il mène des réformes en vase clos. Je ne veux pas voir
une tête qui dépasse, tout le monde dans les rangs nous dit le pouvoir. Il veut
imposer le compromis à la société, mais la société ne veut plus de compromis. Le
compromis a été imposé en octobre 88, avec les conséquences que l’on sait, il a
été renouvelé en avril 1999, avec les conséquences que l’on voit. Il est
dépassé. Il est réduit en cendres. Celles de cette jeune femme qui vient de
s’immoler à Oran parce que la justice, quelle ironie, l’a expulsée de chez
elle. Le désespoir n’interdit pas la dignité. Des deux, elle en aura eu plus
que n’importe quel dirigeant de ce pays qui s’il devait être chassé du pouvoir préférera
- à coup sûr - le sort d’un Ben Ali s’enfuyant en vidant les caisses ou d’un
Moubarak derrière les barreaux.
Les algériens dont on attendait qu’ils
soient les précurseurs de la révolution arabe sont réticents nous dit-on. Insensibles
à tous les Bouazizi qui se consument pour éclairer le chemin de la liberté. En
vérité, ils ne veulent pas des demi-mesures vers lesquelles leur paraissent
s’acheminer la Tunisie et l’Egypte. Ils veulent, encore moins, de la menace de
l’OTAN dont les armes semblent autant braquées sur Khadafi que sur notre pays.
Mais les algériens savent aussi que, contrairement à ce que dit le pouvoir, le
5 octobre n’était pas une anticipation de ce que certains peuples
n’accompliraient qu’après nous. Ce genre de flatterie ne prend plus. Les
algériens savent que ces pays ont connu, eux aussi à la fin des années 80, ce
qu’on avait réduit à des émeutes de la faim. Comme notre pouvoir n’a pas
résisté à qualifier octobre 88 ou les protestations de janvier dernier, avant
de se raviser et d’en faire la preuve de la gloire éternelle du peuple algérien.
Les Tunisiens et les Egyptiens étaient indépendants avant nous. Ils ont fait tomber des despotes avant nous.
Et alors ? C’est juste un encouragement à aller plus loin. Le peuple
algérien, dans son infinie sagesse, fait preuve de patience. Il se méfie d’un
cheval de Troie appelé réforme, il veut une révolution. Il veut solder tous les
comptes. Comme il l’a fait avec le colonialisme. Ses comptes, il les tient
depuis l’indépendance. Il ne pourra peut être pas égrener les noms de toutes
les victimes, mais il se rappelle qu’il y a eu des morts dans les maquis de
l’été 62 ou en 1963, il se souvient qu’on a torturé à El Harrach après 1965 et
qu’en octobre 88 aussi, que des militants ont été injustement emprisonnés en avril
80 et que des jeunes ont trouvé la mort durant le printemps noir. Le peuple
algérien sait que l’impunité ne doit pas couvrir les crimes subis par les
victimes du terrorisme islamiste ou les disparus du fait des agents de l’Etat.
Il prend, encore poliment, tout ce qu’il y a à prendre, mais il fait comprendre
au pouvoir qui prétend octroyer des réformes, que ses projets ne consacrent ni
les sacrifices, ni les attentes des forces démocratiques, ni surtout ses avancées
considérables et les exigences nées des changements en cours dans le monde
arabe. Le peuple algérien veut une seconde république. Il est prêt à ressortir
les casseroles pour faire plus de bruit qu’à l’époque où il voulait son
indépendance et sa république à lui.
Tout n’est pas rose, et si le pouvoir
prétend avoir entendu les cris de détresse, ses nouvelles réformes sont
toujours frappées du sceau du despotisme parce qu’elles intègrent ses seuls
soucis de maintien. Oui c’est pénible je sais, mais le pouvoir paraît être encore
dans des calculs visant à maintenir son hégémonie et enlever l’initiative du
changement aux démocrates. En effet, si les réformes prétendent prendre en
charge certaines des contraintes les plus flagrantes du système en matière
d’information et d’audiovisuel, de création de parti ou d’association, sa
démarche reste marquée par la volonté de contrarier la rupture. Sa réalisation
ne peut donc que prolonger la situation actuelle. Cela a déjà été le cas avec
les accords signés avec le Mouvement citoyen, la réforme du code de la famille,
ou la levée de l’état d’urgence en maintenant l’interdit des marches à Alger. Vidées
de leur substance ! L’aboutissement de véritables réformes exige une
légitimité démocratique et un changement de Constitution assurant le caractère
transpartisan des institutions dont l’ANP, impliquant la séparation du
politique et du religieux ainsi que la dissolution de tous les partis /Etat qui
forment l’Alliance présidentielle et en particulier la restitution du sigle du
FLN au patrimoine des algériens, l’éradication du terrorisme qui montre les
crocs à chaque fois que ça grenouille dans les appareils, et enfin la remise en
cause radicale d’une orientation socio-économique imposée par la mondialisation
néolibérale qui laisse le pays dépendant de la rente pétrolière. C’est
l’automne et il n’y a pas que les feuilles qui doivent tomber ! Le pouvoir
algérien n’y échappera pas, nous entrerons, nous aussi dans cette belle mêlée
arabe, avec la même énergie, avec le même souci unitaire. Ce gouvernement, ce
pouvoir doivent partir car ils ne peuvent pas accomplir les premières tâches
urgentes. Ils doivent dégager mais pas pour laisser place à des technocrates
qui reproduiraient, voire approfondiraient la dérive actuelle au prétexte
qu’ils le feraient sans à priori idéologique. Ne laissons surtout pas
s’installer un pouvoir truffé de technocrates, aussi obtus que les idéologues
actuels, et qui viendraient, au nom de la bonne gouvernance, se vautrer dans
les résidus de la réconciliation nationale bouteflikienne, usurpateurs qui nieraient
la nature politique de la crise et les intérêts contradictoires qui s’opposent,
assurant, en bons commis commerçants, la promotion d’un savoir-faire qui en
ferait les authentiques défenseurs du bien commun et qui voudront eux aussi
ratiboiser les coûts sociaux et optimiser les dépenses publiques. Il souffle un
vent de liberté qui résonne comme un canon aux oreilles du pouvoir. Partout
bruissent les débats sur ce qui nous concerne, énerve, réjouit. Un premier
moment de rupture approche. Nous n’en n’avons jamais été aussi près. Comme du
cinquantième anniversaire d’une indépendance confisquée. Ne nous laissons pas
déposséder, encore une fois. Ce premier moment sera le produit des luttes en
cours, avec les possibilités nouvelles qui existent déjà, avec les limites que
notre histoire et la réalité internationale font encore peser. Mais comme dit
Gramsci, après la lutte il n’y a qu’une chose de certaine : la lutte. Encore.
Et avec elle, l’esprit de sédition, l’espoir, l’utopie radicale. Ceux que
n’ont jamais abandonnés les algériens.
Le Renard
Le Renard